À bout de silence
Celles qui tiennent bon...
Je les vois parfois pousser du bout des doigts la porte de mon cabinet, s’excusant presque d’exister.
Elles arrivent discrètement, comme si elles n’avaient pas le droit d’être là, comme si elles volaient du temps à quelqu’un d’autre, plus important, plus légitime.
Elles s’assoient sur le bord du fauteuil, le dos droit, les mains croisées sur leurs genoux.
Et quand je leur demande "Comment allez-vous ?", il y a toujours un silence.
Long. Pesant.
Comme si mettre des mots sur ce qu’elles ressentent était une trahison.
Comme si elles ne savaient plus très bien elles-mêmes ce qui ne va pas.
Elles finissent par parler, doucement, en phrases brisées.
Elles disent qu’elles vont bien, bien sûr. Toujours bien.
Juste un peu fatiguées. Un peu perdues. Un peu… éteintes.
Elles s’excusent de ne pas aller mieux, de se plaindre alors qu’il y a "pire ailleurs", de ne pas être plus fortes, plus joyeuses, plus à la hauteur.
Elles me disent qu’elles n’ont pas vraiment de raison d’être malheureuses.
Qu’elles ont une famille, un travail, un toit.
Alors pourquoi ce vide ? Pourquoi cette lassitude qui colle à la peau, qui les suit partout, même dans les moments censés être heureux ?
Je les vois, ces femmes qui tiennent bon.
Celles qui ont tout donné et qui, aujourd’hui, ne savent plus comment se donner à elles-mêmes.
Celles qui ont traversé les épreuves, les ruptures, les silences, les attentes jamais comblées, et qui se demandent quand elles ont cessé d’exister pour elles-mêmes.
Celles qui ont oublié comment on rêve, comment on désire, comment on vit autrement qu’en mode survie.
Elles baissent les yeux quand elles parlent d’amour, parce que l’amour, elles l’ont souvent donné à en perdre pied, sans jamais recevoir en retour.
Elles haussent les épaules quand elles parlent de leur corps, parce qu’il a été malmené, jugé, ignoré.
Elles serrent les poings quand elles parlent de tout ce qu’on attend d’elles, et de tout ce qu’elles ne s’autorisent plus.
Et moi, face à elles, je voudrais leur dire qu’elles ont le droit.
Le droit d’être fatiguées.
Le droit d’être tristes.
Le droit de dire stop.
Le droit d’exister, pleinement, intensément, pour elles-mêmes et pas seulement pour les autres.
Alors parfois, juste avant qu’elles ne referment la porte derrière elles, je murmure :
"Et vous, qu’est-ce qui vous rendrait heureuse ?"
Certaines haussent les épaules, ne savent pas quoi répondre.
D’autres esquissent un sourire fragile, comme si elles n’avaient jamais osé y penser.
Mais dans leurs yeux, il y a toujours une étincelle.
Infime.
Mais vivante.